Le luddisme, la peur des technologies.  L’expression tire son origine d’un ouvrier anglais de la fin du 18ième siècle nommé Ned Ludd qui aurait détruit dans un excès de colère des métiers à tisser dans des usines textiles près de Leicester vers 1779.  Une trentaine d’années plus tard une nouvelle génération de travailleurs, inquiets pour leur travail, porteront le nom de Luddites en son honneur et organiseront une résistance devant l’essor des nouvelles technologies.  En effet, les innovations de la révolution industrielle menaçaient les métiers plus artisanaux de l’époque.  Les ouvriers inquiets ont donc organisé des manifestations qui ont culminé vers 1811 avec des séances de destruction de machines industrielles et d’incendies d’usine.  Le mouvement sera toutefois réprimé par les autorités et s’essoufflera rapidement. Avec le recul, malgré la sympathie que l’on peut ressentir pour ces travailleurs, il est évident que cette résistance était non seulement futile, elle n’était pas souhaitable.  Voudrait-on vivre encore aujourd’hui avec les technologies du dix-neuvième siècle ?

Toutefois, les angoisses provoquées par le progrès technologiques perdureront longtemps.  Le vingtième siècle notamment apportera son lot de craintes qui nous sont toujours familières. L’ordinateur, la mécanisation, la robotisation, les algorithmes informatiques sont alors les développements technologiques qui vont susciter le plus d’inquiétudes, spécialement dans le marché du travail où lon appréhendait une montée importante du taux de chômage, les machines étant appelées à remplacer les travailleurs.  Ces craintes étaient-elles fondées?

Les statistiques sont claires et on peut affirmer que le marché du travail canadien s’est bien adapté à la modernité.  Par exemple, prenons la deuxième moitié du vingtième siècle jusqu’à aujourd’hui. Dans les années 1950, le taux de chômage au Canada se situait environ à 4%1 alors qu’il se situe actuellement autour de 6%2.  Ce qui veut dire que l’économie canadienne a pu absorber la mécanisation, la robotisation, l’informatique et plusieurs autres technologies ayant des répercussions sur le marché du travail tout en demeurant fonctionnelle socialement.  Ajoutons au passage que c’est aussi à cette époque que les femmes ont massivement intégré le marché du travail, ce qui rend le constat encore plus remarquable.   De plus, le principal facteur expliquant la présence de chômage dans nos sociétés actuellement serait le développement des programmes de sécurité du revenu de type assurance-emploi3 et non le développement technologique.  Comment cette intégration a-t-elle été possible?

La première piste de réflexion nous vient de l’économiste autrichien Joseph Schumpeter (1883-1950) et de son concept de destruction créatrice4 dans lequel il soutient l’idée que périodiquement un système basé sur l’économie de marché va subir des transformations importantes qui vont détruire une partie de sa structure pour en créer une nouvelle.  Ainsi, sur le marché du travail un certain nombre d’emplois appartenant à l’ancienne structure disparaîtront (créant ce qu’on appelle du chômage structurel) pour être remplacés par de nouveaux qui viendront compenser, le moteur principal de cette mécanique étant le progrès technologique nécessaire à la croissance économique à long terme.  Évidemment, les choses ne sont jamais aussi simples.

Car si, à long terme, la situation semble bel et bien avoir la capacité de se rééquilibrer, les transitions peuvent se montrer plus difficiles à traverser.   Par exemple, en 1995 l’économiste américain Jeremy Rifkin fait paraître l’essai  La Fin du travail dans lequel il émet l’hypothèse que le développement technologique est en train de créer un monde dans lequel les entreprises auront besoin de moins en moins de travailleurs.  La faible création d’emplois (et les taux de chômage relativement élevés) en période de croissance économique qui prévalait durant les années 1990 semblait d’ailleurs lui donner raison5.

Or le système économique s’est ensuite remis à créer des emplois et le taux de chômage s’est remis à descendre.  Le cas du Québec est particulièrement intéressant puisque les dernières données concernant le taux de chômage indiquent que celui-ci est descendu à des niveaux inégalés depuis quelques décennies6.

Le futur

L’histoire ayant tendance à se répéter, le luddisme est toujours d’actualité.  Des nouvelles technologies sont présentement en développement et vont redéfinir encore une fois le marché du travail.  On peut donc s’attendre à connaitre d’autres périodes de transition avec ce que cela comportera d’inquiétude et de difficultés.  On peut déjà voir le commerce de détail se métamorphoser (la fermeture de Sears et de Toys R Us, qui résistent difficilement au commerce en ligne), le secteur du taxi (devant faire face au modèle UBER) et d’autres secteurs seront également bientôt touchés comme le camionnage, la médecine et quelques autres plus insoupçonnés.

Par exemple, Joshua Browder, un développeur anglais de 19 ans, a développé un algorithme robotique appelé Do not pay bot permettant de contester les infractions au code de la route, s’attaquant ainsi directement au travail d’avocat.  Le robot pose des questions et détermine si une contestation est envisageable en consultant les textes de lois et la jurisprudence.  Le robot aurait remporté 160 000 contestations sur 250 0007.  Le champ d’action des technologies sur le marché du travail pourrait donc s’étendre de plus en plus vers le travail de nature plus intellectuelle.  Le domaine de la vérification comptable s’apprêterait d’ailleurs à subir le même type d`envahissement que le droit.

Par ailleurs, le domaine de l’enseignement supérieur intègre des nouvelles technologies depuis un bon moment déjà.  La plupart du temps, ces technologies ont facilité la tâche des enseignants en leur fournissant de nouveaux outils. En effet, la possibilité d’accéder à internet dans notre local de classe ou d’utiliser le logiciel Omnivox améliorent à la fois la qualité de notre travail tout en nous rendant plus efficaces (quelqu’un s’ennuie-t-il de calculer ses moyennes à la main?).

Les nouvelles technologies en développement pourraient toutefois avoir maintenant des effets plus préoccupants sur notre travail.  Par exemple, les professeurs de l’université Harvard Clayton M. Christensen et Henry J. Eyring viennent de publier un ouvrage intitulé The Innovative University dans lequel ils prédisent qu’en raison du développement de l’éducation en ligne, jusqu’à 2 000 collèges et universités américains sont actuellement menacés de fermeture d’ici dix à quinze ans.  Doit-on s’en inquiéter?

La formule fait effectivement tranquillement son chemin jusqu’ici.  Par exemple, l’UQAM offre des cours en formule hybride, selon laquelle les traditionnelles quinze semaines de cours sont remplacées par une alternance de cours en classe et de cours en ligne.  Actuellement, ces cours sont donnés dans le respect de la convention collective en vigueur mais si cette formule devient plus populaire, on peut penser que les directions voudront éventuellement renégocier les conditions de travail.  Par exemple en confiant plus de groupes à un enseignant, diminuant ainsi le nombre d’emplois et les coûts.  Le niveau collégial sera-t-il tenté par de pareilles expériences? Dans ce cas quels principes devrons-nous défendre collectivement?

D’abord, il faudrait éviter d’exagérer la menace.  La formation en ligne n’est certainement pas pour tout le monde et la relation enseignant-étudiant demeure une formule éprouvée, protégeant en partie le travail d’enseignant, même au niveau des études supérieures.  De plus, il ne faut pas minimiser l’importance du collège comme milieu de vie, de socialisation et d’apprentissage. Il faut néanmoins s’attendre à voir notre travail continuer à changer. Le rôle de l’action syndicale consistera alors bien plus à s’assurer de maintenir la qualité de l’enseignement dans ce nouveau contexte et à adoucir cette transition en aidant les membres qui pourraient se voir exclus dans cette nouvelle réalité qui est probablement aussi inévitable que toutes celles qui ont précédé.

Dominic Landry, professeur d’économie
Département des sciences sociales

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Références

[1] Selon le tableau CANSIM 384-0035 de Statistiques Canada

[2] Selon le tableau CANSIM 282-0002 de Statistiques Canada

[3] Les déterminants du chômage dans les pays de l’OCDE : une réévaluation du rôle des politiques et des institutions par Andrea Bassanini et Romain Duval, Revue économique de l’OCDE 2006/1 (no42)

[4] Concept décrit dans son ouvrage de 1942 : Capitalisme, socialisme et démocratie.

[5] De 1991 à 1997, le taux de chômage au Canada se situait régulièrement au-dessus de 10% (Statistiques Canada, tableau CANSIN 282-0002)

[6] Statistiques Canada : Enquête sur la population active, novembre 2017

[7] Anthony Cuthbertson : Robot lawyer overturns $4 million in parking tickets (article paru sur Newsweek.com 06/29/16)