Stefan Zweig aura connu de son vivant une situation rêvée pour un auteur, soit être parmi les plus lus au monde. Et cette popularité ne s’est toujours pas démentie, puisqu’il figure aujourd’hui encore parmi les champions de l’édition mondiale. Connu surtout pour ses biographies de grands personnages, il a donné à la littérature mondiale des œuvres raffinées, dignes du polyglotte cultivé qu’il était. Zweig constitue en effet l’un des plus fascinants legs de l’Empire austro-hongrois, de cette puissante Autriche qui, selon les propos mêmes de l’auteur, brilla pendant des siècles dans les arts et la culture pour faire oublier ses insuccès militaires. L’Empire devait d’ailleurs disparaître des mappemondes après la défaite de la Première Guerre mondiale.

La présente suite d’articles se propose d’explorer le testament littéraire de Zweig, ses « souvenirs d’un Européen » comme il le qualifie dans le sous-titre et que l’auteur intitula après quelques hésitations Le monde d’hier1. Cette exploration sera l’occasion de dresser quelques parallèles entre les époques relatées par l’auteur et la nôtre, car si l’œuvre vaut la peine d’être lue aujourd’hui encore pour son style agréable et la source d’informations exceptionnelle qu’elle représente, son utilité réelle à notre époque se trouve également dans la volonté de comprendre la nostalgie plus ou moins fondée que l’on ressent de nos jours pour des époques antérieures considérées plus douces et plus simples — les années 50 et 60, pour être précis — et qui semble causée par un présent difficile à appréhender et un avenir trouble. C’est donc à une actualisation des propos du grand écrivain autrichien que cet article invite.

D’entrée de jeu, dès la toute première ligne de l’avant-propos en fait, Zweig spécifie que l’ouvrage n’est pas une autobiographie tant l’idée de parler de lui le rebute : « Jamais je n’ai donné à ma personne une importance telle que me séduise la perspective de faire à d’autres le récit de ma vie (p. 17). » On comprend que pour qualifier l’œuvre qu’on commence à lire, il faut aller chercher du côté d’un autre genre lyrique, les mémoires ; ce n’est pas de lui que l’auteur désire s’entretenir, mais plutôt il veut témoigner du sort de toute une génération, la sienne, « chargée de destin comme peu l’ont été dans le cours de l’histoire (idem.). » Cette génération, héritière des espoirs du libéralisme et de la modernité de la fin du XIXe siècle, élevée dans toutes les promesses de la vie meilleure, du progrès technique et social, de la fraternité entre les peuples, et qui devait subir les privations, les douleurs et la mort des idéaux dans deux conflits mondiaux aux envergures sans précédent. Si Zweig s’autorise à prendre la parole au nom de ses contemporains, c’est que la vie l’a doté de caractéristiques qui le placèrent aux premières loges des grandes turbulences de son temps : « la seule préséance que je puisse m’accorder dans cette foule innombrable est celle d’avoir été à chaque fois, en tant qu’Autrichien, que Juif, qu’écrivain, qu’humaniste et que pacifiste, à l’endroit précis où ces séismes se sont manifestés avec le plus de violence (p. 17-18). »

Quant au but véritable de l’œuvre, il faut le chercher dans la situation personnelle de l’auteur au moment de la rédaction : dès 1934, Zweig choisit de s’exiler en Grande-Bretagne, où il vit et travaille à ses ouvrages à titre d’étranger ; en 1938, à l’occasion de l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie et de l’imposition dans cette nouvelle province du Reich des lois raciales de Nuremberg, Zweig est déchu de sa nationalité autrichienne sans pouvoir acquérir la nationalité allemande à cause de ses origines juives et demeure en Grande-Bretagne à titre d’apatride ; en septembre 1939, la déclaration de guerre contre l’Allemagne le place dans une position tragiquement absurde puisque la Grande-Bretagne le considère par conséquent étranger ennemi (ennemy alien) pour ses origines autrichiennes alors même que l’Autriche n’est plus indépendante et que l’Allemagne lui refuse la citoyenneté. C’est donc un homme brisé, déchu de sa nationalité et coupé de ses proches et amis qui prend la route de l’exil au début de la Seconde Guerre mondiale. Ses pérégrinations en Amérique l’amèneront finalement au Brésil, où il s’installera avec sa dernière épouse, Charlotte Elisabeth Altmann. Mais même à l’autre bout du monde, l’actualité européenne le rattrape puisque la dictature de Getúlio Vargas entretient alors de bonnes relations avec l’Allemagne nazie, l’homme fort du Brésil étant un grand admirateur d’Hitler et de Mussolini ; ce n’est qu’en décembre 1941, soit deux mois avant le suicide de Zweig, que le Brésil, après de longues hésitations, s’engagera dans le conflit aux côtés des Américains. Si loin de sa patrie, Zweig n’est donc pas entièrement hors de l’emprise du nazisme. Dans de telles circonstances, alors que l’Europe est à feu et à sang, que la civilisation semble perdue et Hitler imbattable, le chaos force l’auteur à témoigner du temps d’avant afin de conserver et passer à la jeunesse une part du monde écroulé : « si ce témoignage nous permet de sauver des décombres ne fût-ce qu’une parcelle de vérité et de la transmettre ainsi à la génération qui nous suit, nous n’aurons pas œuvré en pure perte (p. 23). » La littérature permet de faire savoir qu’un autre monde est possible puisqu’il y a eu une époque bénie avant le cataclysme de la Guerre. Elle sert surtout à lutter contre le néant : « Ainsi, parlez et choisissez à ma place, ô souvenirs, et donnez au moins un reflet de ma vie avant qu’elle tombe dans l’obscurité (p. 24). » Il faut sauver de l’oubli les souvenirs de l’auteur, surtout historiques, mais aussi personnels.

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Libéralisme, progrès, modernité : les fruits mûrs du XIXe siècle

On peut accuser Stefan Zweig de flagrante nostalgie quand il parle de l’époque de sa jeunesse. Déjà, c’est un cliché universel que de peindre en rose les années d’apprentissage et d’espoirs des premiers temps de la vie et l’on ne saurait blâmer le sexagénaire d’adoucir les reliefs de ses jeunes ans. Également — et l’auteur ne s’en cache pas dans sa narration —, il faut tenir compte du fait que les événements tragiques qui ont meublé l’existence de Zweig à partir des lendemains de la Première Guerre mondiale appliquent un effet de prisme déformants à ses souvenirs : l’amertume du présent vient renforcer tout le sucre du Monde d’hier. Enfin, même si la chose est soulignée et expliquée tout au long des chapitres qui portent sur sa jeunesse, il est essentiel de se rappeler les origines favorisées de l’auteur : Zweig voit le jour au sein d’une classe sociale privilégiée, la grande bourgeoisie juive austro-hongroise, riche tant pécuniairement qu’en capital culturel et à ce titre, il a reçu la crème de ce que la fin du XIXe siècle pouvait offrir : fortune, éducation d’élite, cosmopolitisme, maîtrise de langues étrangères — il parle le français et l’italien presque aussi bien que l’allemand et saura mettre à profit ses connaissances approfondies de l’anglais lors de ses séjours en Grande-Bretagne et aux États-Unis —, voyages aux quatre coins du globe grâce aux transports modernes et aux réseaux coloniaux européens, fréquentation des milieux artistiques institutionnels et d’avant-garde, amitiés de collège et d’université qui se transformeront en contacts fructueux dans la vie adulte. C’est donc un enfant choyé de ce monde d’hier qui relate une époque révolue.

Cela se voit dès les premiers chapitres. Lorsqu’il évoque le progrès apporté par la modernité, la sécurité qui règne à cette époque où les guerres semblent disparaître comme les aléas que représentaient pour ses ancêtres la famine, les crises économiques ou les pogroms, c’est pour en faire l’aboutissement de tout un siècle d’évolution vers les sommets de l’humanité : « Le XIXe siècle, avec son idéalisme libéral, était sincèrement convaincu d’être sur la voie qui menait en droite ligne et infailliblement au “meilleur des mondes”. On jetait un regard méprisant sur les époques antérieures avec leurs guerres, leurs famines et leurs révoltes, époques où l’humanité n’avait pas encore atteint l’âge de raison et n’était pas suffisamment éclairée. Mais à présent, ce n’était plus qu’une question de décennies avant que les derniers restes de mal et de violence ne fussent définitivement éliminés, et cette foi dans un “progrès” ininterrompu, irrésistible, avait pour ce siècle la force d’une vraie religion ; on croyait à ce “progrès” déjà plus qu’à la Bible et son évangile semblait irréfutablement démontré par les nouveaux miracles quotidiens de la science et de la technique. (p. 27-28) » Le XIXe siècle est effectivement traversé par des révolutions industrielles et scientifiques dont les impacts changent la vie des gens ; le progrès est palpable, les conditions de vie s’améliorent : « Dans les rues, la flamme des lampes électriques remplaçait les lumières pâles, les magasins portaient leur splendeur nouvelle et leur séduction des grandes artères jusqu’aux faubourgs de la ville, déjà les hommes pouvaient se parler à distance grâce au téléphone, déjà ils filaient dans des voitures sans chevaux à des vitesses inconnues et s’élançaient dans les airs, accomplissant le rêve d’Icare. Le confort sortait des demeures aristocratiques pour se répandre dans les maisons bourgeoises, on n’était plus obligé d’aller chercher l’eau à la fontaine ou dans le couloir, d’allumer laborieusement le feu dans la cheminée, l’hygiène se répandait, la saleté disparaissait. Les hommes devenaient plus beaux, plus robustes, plus sains, depuis que le sport endurcissait leur corps, on voyait de moins en moins d’estropiés, de goitreux, de mutilés dans les rues et tous ces miracles étaient l’œuvre de la science, cet archange du progrès. (p. 28) » Ce progrès technique s’accompagne d’un progrès social ; ce ne sont pas seulement les aspects physique et matériel de l’existence qui s’améliorent, les conditions sociales suivent aussi la même voie ascendante : « d’année en année, de nouveaux droits étaient accordés à l’individu, la justice procédait avec plus de douceur et d’humanité, et même le problème des problèmes, la pauvreté des masses, ne semblait plus insurmontable. Des cercles de plus en plus larges se voyaient accorder le droit de vote et donc la possibilité de défendre légalement leurs intérêts, sociologues et professeurs rivalisaient pour rendre plus saine et même plus heureuse la vie économique du prolétariat — alors pourquoi s’étonner que ce siècle savourât complaisamment ses propres réalisations et ne ressentît chaque décennie révolue que comme le prélude à une décennie encore meilleure? (p. 28-29) » Dans un tel contexte favorable à l’amélioration générale de la société, comment croire qu’un conflit majeur viendrait mettre fin à cette éternelle course au meilleur des mondes en forçant les puissances européennes à se détruire les unes les autres? C’est ainsi que Zweig résume l’incrédulité des populations devant la possibilité de la Première Guerre mondiale.

Ce double progrès technique et social, Zweig le trouve dans l’ascension de sa propre famille. Son grand-père provenait de la Moravie, région de l’Empire austro-hongrois aujourd’hui au centre de la République tchèque. Comme bien des Juifs des régions de l’Est de l’Europe, il habitait un shtetl, village juif équivalent du ghetto des grandes villes. Comme les échanges entre ces communautés et leurs voisins chrétiens se déroulaient harmonieusement dans l’Empire — contrairement à celles des communautés plus à l’Est comme en Ukraine ou en Russie, où les progroms venaient rappeler que les autorités ne considéraient pas les Juifs comme de véritables citoyens —, les habitants des shtetls austro-hongrois ne vivaient pas reclus, entretenaient de bonnes relations avec les chrétiens du voisinage et se sentaient des citoyens à part entière. Cela les prédisposait à vivre simplement leur arrivée dans la capitale : « Lorsqu’ils quittaient leur région natale pour s’installer à Vienne, ils s’adaptaient avec une rapidité surprenante aux plus hautes sphères culturelles, et leur ascension personnelle avait un lien organique avec l’essor général du siècle. Notre famille offrait également un exemple représentatif de cette forme de transition. Mon grand-père paternel avait fait le commerce des articles manufacturés. Puis l’expansion industrielle commença en Autriche dans la seconde moitié du siècle. La rationalisation opérée par les métiers à tisser et à filer mécaniques importés d’Angleterre entraîna une prodigieuse baisse des prix par rapport au tissage à la main traditionnel, et les négociants juifs, avec leur don d’observation commercial et leur intelligence de la situation internationale, furent justement les premiers en Autriche à discerner la nécessité et les avantages d’un passage à la production industrielle. […] Aussi, tandis que mon grand-père, représentant type de l’époque antérieure, n’avait été qu’un grossiste commercialisant des produits finis, mon père passa déjà résolument dans l’époque nouvelle en créant à l’âge de trente-trois ans, dans le nord de la Bohême, un petit atelier de tissage qu’il développa ensuite au fil du temps, lentement et prudemment, jusqu’à en faire une entreprise d’importance (p. 31-21). » C’est ainsi que les Zweig, en trois générations, passèrent de petits commerçants d’un shtetl de Moravie à grands industriels, puis à membres de l’élite économique et culturelle viennoise, suivant par là même la courbe ascendante de ce XIXe siècle plein de promesses.

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Vienne, synthèse de l’Europe

On l’oublie aujourd’hui, mais la Vienne de la jeunesse de Stefan Zweig pouvait porter sans rougir le titre de métropole européenne. Comme Paris, comme Londres, Vienne cumulait alors les rôles de capitale culturelle, économique et administrative d’un empire de plusieurs dizaines de millions d’habitants. Mais contrairement à Paris et à Londres, Vienne savait profiter de la grande diversité culturelle qui caractérisait l’Empire austro-hongrois. En 1910, sur 51 millions de population, seulement 23 % des citoyens avaient l’allemand comme langue maternelle. Bien que ce soit la langue de la cour, de l’administration et de prestige en général, d’autres langues aussi diverses que le hongrois, le tchèque, le polonais ou le serbo-croate prenaient leur place dans la vie de l’Empire. En plus des influences orientales amenées par les populations slaves et la proximité avec la Russie et la Turquie, Vienne ne boudait pas les cultures de l’Ouest : savoir parler le français, l’anglais ou l’italien constituait un moyen de distinction répandu dans les milieux bourgeois et aristocratiques. Ainsi, un Viennois pur laine comme Arthur Schnitzler, qui ne quitta pratiquement jamais sa ville natale, pouvait lire et parler le français et l’anglais avec aisance, alors même qu’il ne visitait jamais ces pays.

C’est cette métropole européenne, puissante et conciliatrice des influences les plus diverses, que Zweig chante dans Le monde d’hier. Cette Vienne perdue, dont le déclin commence avec la fin de l’Autriche-Hongrie et qui recevra son coup de grâce lors de l’annexion de l’Autriche en 1938, date à partir de laquelle l’ancienne métropole impériale est réduite au rôle de capitale secondaire à l’intérieur du IIIe Reich. Pour l’auteur, c’est depuis sa naissance même que la ville était destinée à conjuguer les cultures : « Les Romains avaient posé les premières pierres de cette ville pour en faire un castrum, un poste avancé, destiné à protéger la civilisation latine contre la barbarie, et plus de mille ans après, l’assaut des Ottomans contre l’Occident s’était brisé contre ces murs. […] À la Cour, dans la noblesse, dans le peuple, la composante allemande avait des liens de sang avec les composantes slave, hongroise, espagnole, italienne, française, flamande, et ce fut le génie propre de cette ville de la musique de fondre harmonieusement tous ces contrastes et de les transformer en quelque chose de neuf et de particulier, qu’on peut dire autrichien, viennois. (p. 39-40) » Cette faculté de faire coexister les cultures faisait donc partie de la fibre même de la ville, et Zweig considère comme un crime qu’on ait détruit cet esprit viennois par excès de nationalisme pro-allemand. Il vise ici bien sûr le régime nazi, mais bien avant l’Anschluss, certains mouvements politiques visant à concrétiser la solution Grande Allemande — soit l’unification de l’Allemagne et de la partie germanophone de l’Autriche — luttaient dès la fin du XIXe siècle pour éliminer du pays et de sa capitale les différences marquées entre l’Autriche et l’Allemagne, dont le cosmopolitisme, le multilinguisme et même le catholicisme autrichien qui entrait en conflit avec le protestantisme allemand : « le génie de Vienne — génie spécifiquement musical — avait toujours consisté à harmoniser en elle toutes les oppositions ethniques et linguistiques, sa culture avait toujours été une synthèse de toutes les cultures occidentales ; celui qui vivait et travaillait là se sentait libre de toute étroitesse et de tout préjugé. Nulle part il n’était plus facile d’être un Européen, et je sais que je suis pour partie redevable à cette ville, qui défendait l’esprit romain d’universalité dès l’époque de Marc Aurèle, d’avoir appris de bonne heure à aimer l’idée de communauté si chère à mon cœur. (p. 53-54) »

S’il est une institution viennoise qui synthétise l’esprit cosmopolite, égalitaire et accueillant de la ville, c’est bien le café. C’est le lieu de toutes les rencontres, où les riches et les pauvres peuvent se côtoyer, où les célébrités artistiques se frottent aux quidams, où tout peut arriver. La boisson a une longue histoire pour les Autrichiens : c’est après le siège de Vienne par l’Empire ottoman à l’été 1683 que les premiers cafés ont ouvert leur porte dans la ville, les Turcs ayant laissé en quittant le champ de bataille les précieux grains verts que les Viennois apprirent rapidement à torréfier. Boisson stimulante, au contraire de l’alcool qui abrutit facilement, le café invite aux longues discussions, aux échanges énergiques, aux lectures approfondies. À Vienne plus qu’ailleurs, ils devinrent un lieu de rencontre de choix, et au contraire des clubs londoniens ou des cercles parisiens, tout le monde pouvait les fréquenter. Zweig, en racontant les heures d’ennui passées sur les bancs d’école à réciter inlassablement des leçons creuses, parle du café comme du lieu par excellence pour connaître les nouveautés de son époque : « Pour le comprendre, il faut savoir qu’à Vienne le café est une institution d’un genre particulier, qui ne peut être comparée à aucune autre dans le monde. C’est, à vrai dire, une sorte de club démocratique, accessible à tout un chacun au prix d’une simple tasse de café, où tout client, pour cette modeste obole, peut rester des heures entières et discuter, écrire, jouer aux cartes, recevoir son courrier et, surtout, consommer un nombre incalculable de journaux et de revues. Dans un café de Vienne, tous les journaux viennois étaient à disposition de la clientèle, mais pas seulement, car on y trouvait aussi ceux de l’Empire allemand, et les français, et les anglais, et les italiens, et les américains, sans parler de toutes les revues littéraires et artistiques importantes du monde, le Mercure de France tout comme la Neue Rundschau, le Studio et le Burlington Magazine. Ainsi, nous étions informés de tout ce qui se passait dans le monde, et ce de première main, nous étions au courant de tous les livres qui venaient de paraître, de toutes les représentations où qu’elles eussent lieu, et nous comparions les critiques dans tous les journaux ; rien n’a peut-être autant contribué à la mobilité intellectuelle et à l’orientation internationale de l’Autrichien que la possibilité qu’il avait de recevoir une information complète sur ce qui se passait dans le monde et en même temps d’en discuter entre amis. (p. 73-74) » Même si cette institution existe toujours aujourd’hui, on voit combien à l’époque elle formait l’une des pierres angulaires de cette société multiple, toujours en mouvement et qui n’a pas survécu au rouleau compresseur de l’uniformité germanique qu’on a voulu lui imposer après la chute de l’Autriche-Hongrie.

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Stefan Zweig, citoyen du monde

Les révolutions de l’industrie et de la technique à la fin du XIXe siècle ont rendu le monde plus petit ; dorénavant, on peut voyager sur de grandes distances dans un confort qui ne réserve plus les périples aux seuls explorateurs aguerris. Pour les classes privilégiées, les déplacements entrent dans les mœurs. Il y a les vacances que l’on prend à la montagne ou à la mer. Surtout les voyages d’études qui, selon la formule classique, « forment la jeunesse ». Zweig, digne représentant d’une société cosmopolite et polyglotte, mettra en pratique tout au long de sa vie ce célèbre adage.

Son éducation l’y prépare très jeune. L’école austro-hongroise met l’accent entre autres sur l’apprentissage des langues : ainsi Zweig parlera-t-il à la fin de son parcours scolaire l’allemand, le français, l’anglais et l’italien. Il sait le latin aussi, langue essentielle à l’enseignement alors. De son propre aveu, cette connaissance des langues cultivera en lui un fort sentiment d’appartenir non pas à la seule Autriche, mais à toute l’Europe. Lors de ses séjours à Paris, à Londres, à Florence ou à Berlin, il n’a de cesse de se frotter au plus près des vrais habitants et de se fondre le mieux possible dans les coutumes locales. Le « tourisme » d’alors est bien différent de ce que nous en connaissons aujourd’hui : il ne s’agit pas de consommer l’exotisme local, mais plutôt de compléter une formation déjà bien entamée dans sa culture natale et de participer à la culture que l’on visite. Par exemple, lorsque le jeune docteur Zweig, ses études universitaires tout juste terminées, cherche dans quel quartier louer une chambre à Paris, ce choix n’est pas anodin pour lui : élire domicile dans un coin de la ville signifie comprendre Paris à travers ce quartier. Il évitera donc le Quartier latin, trop international avec ses étudiants venus des quatre coins du monde, ou encore Saint-Sulpice, où de riches exilés des Balkans discutent dans leurs langues étrangères à tous les coins de rue ; il porta finalement son choix sur le Palais-Royal, au cœur de la ville, lieu de rencontres ou d’habitation de nombreux personnages célèbres, mais aussi proche de lieux populaires et typiques, comme les Halles : « Ici, chaque pierre racontait l’histoire de la France. (p. 187) »

Par-delà le goût personnel, la nécessité de voyager pour compléter sa formation lui est rappelée à quelques reprises dans sa vie, et par certaines figures illustres qui croisèrent sa route. Ainsi, lors de sa dernière rencontre avec Theodor Herzl, célèbre pionnier du sionisme et directeur littéraire de la prestigieuse revue culturelle viennoise Neue Freie Presse, le grand homme l’exhorta de garder sa bonne habitude de voyager dès qu’il en avait l’occasion : « Il me déclara que c’était tout à mon mérite de me réfugier aussi souvent à l’étranger. “C’est notre seule voie. Tout ce que je sais, je l’ai appris à l’étranger. Il n’y a que là qu’on s’habitue à prendre des distance pour penser.” (p. 156-157) » Même son de cloche du côté de Walter Rathenau, homme politique de premier ordre à la fin du Reich allemand et dans le gouvernement de la République de Weimar, fils de grand industriel, riche à millions, polymathe et polyglotte. Rathenau poussera Zweig à sortir de son Europe chérie pour se redonner de la perspective à son sujet : « […] c’est à Rathenau que je dois aussi la première incitation à sortir de l’Europe. “Vous ne pouvez pas comprendre l’Angleterre tant que vous ne connaissez que l’île”, me dit-il un jour. “Et pas davantage notre continent, tant que vous n’avez pas franchi ne fût-ce qu’une fois ses frontières. Vous êtes un homme libre, profitez de cette liberté! […] Pourquoi n’iriez-vous pas une fois en Inde ou en Amérique?” Ce propos fortuit me frappa, et je décidai de suivre immédiatement son conseil. (p. 248) » C’est ainsi que Zweig partira pour l’Inde, parcourant les relais coloniaux anglais et français, puis traversera l’Amérique, faisant même un détour chez nous, ce qui lui inspira l’article « Chez les Français au Canada » publié le 11 mars 1911 dans la Frankfurter Zeitung, dans lequel il décrit sa découvert de Montréal et de Québec.

Ce désir d’être au cœur de l’Europe influencera le choix d’une demeure pendant la Première Guerre mondiale. Zweig achètera une villa sur les hauteurs de la ville de Salzbourg. Par-delà la volonté d’être loin des tumultes et des distractions de Vienne pour mieux se consacrer à son travail, c’est la situation géographique de la ville qui séduit l’auteur : loin de la capitale, à quelques kilomètres de la frontière allemande, Salzbourg fait surtout partie d’un nœud ferroviaire qui permet à Zweig d’être connecté à l’Europe : « De toutes les petites villes autrichiennes, Salzbourg me semblait la plus idéale, non seulement par la beauté du site mais aussi par sa position géographique à la lisère de l’Autriche, à deux heures et demie de train de Munich, cinq heures de Vienne, dix heures de Zurich ou de Venise et vingt de Paris, donc un véritable tremplin pour l’Europe. (p. 377) » Ironie du sort, la ville se trouve « près de Berchtesgaden, où un certain Adolf Hitler, à l’époque illustre inconnu, allait bientôt habiter en face de chez [lui]. (p. 378) » Les deux hommes que tout sépare seront donc voisins pendant quelques années, de part et d’autre de la frontière austro-allemande.

Tout au long de l’œuvre, Zweig multiplie les passages où il précise combien il s’est senti européen avant tout, que les nationalismes lui sont étrangers, qu’il lui semblait trop restreint et inadéquat de se décrire simplement comme Autrichien. Il s’applique même à quelques reprises la formule consacrée de « citoyen du monde » — et souvent en français dans le texte. Toutefois, à la fin du livre, le mémorialiste nuance son propos ; maintenant exilé, apatride, Zweig est à même de comprendre l’importance de la nationalité. Le premier indice apparaît lorsqu’il raconte son dernier voyage de l’Angleterre vers l’Autriche, quelques mois avant l’Anschluss : « Je rebroussai aussitôt chemin, sautai dans le premier autobus allant à Victoria Station et me rendis aux Imperial Airways pour demander s’il y avait encore une place dans un avion le matin suivant. Je voulais voir une dernière fois ma vieille mère, ma famille, ma patrie. (p. 522-523) » Ce mot « patrie » attaché à l’Autriche jure par rapport aux propos que l’auteur tenait jusqu’alors, où il l’attribuait à l’Europe tout entière ; le choc est plus grand encore dans le texte original allemand, car, à la différence du mot « patrie » qui souligne le lien avec le père et dont la valeur est relativement distante ou vieillotte en français, le mot « Heimat » réfère directement à ce qu’il y a de plus intime, de plus secret chez l’individu. C’est dire si, au moment même où la distance de son exil plus ou moins volontaire en Angleterre lui laisse sentir mieux encore qu’à ses amis viennois le danger que l’Allemagne nazie fait peser sur l’Autriche, la toute prochaine coupure forcée d’avec son pays natal lui révélait enfin l’importance d’appartenir à une culture bien à soi.

Ce retournement s’observe encore lorsqu’après l’Anschluss, Zweig doit rendre son passeport autrichien. Si tout d’abord l’écrivain ne ressentit pas cet événement comme un drame, il doit admettre après coup que cette perte l’a marqué profondément : « La chute de l’Autriche provoqua dans ma vie privée un changement que je considérai dans un premier temps comme insignifiant et purement formel ; elle me fit perdre mon passeport autrichien et je fus obligé de solliciter auprès des autorités anglaises un papier blanc pour le remplacer, un passeport d’apatride. Dans mes rêves cosmopolites, je m’étais souvent imaginé en secret combien il serait formidable, et à vrai dire conforme à ma sensibilité intime, de n’être citoyen d’aucun État, de n’avoir d’obligation envers aucun pays et d’appartenir, de ce fait, à tous sans distinction. Mais je dus reconnaître une nouvelle fois à quel point notre imagination terrestre est insuffisante, et qu’on ne comprend justement les sentiments les plus importants qu’après les avoir soi-même éprouvés. (p. 529) » Cette perte fait comprendre à Zweig l’importance d’une nationalité, de l’appartenance à une culture. Il finit même par avouer, lui le cosmopolite, qu’avec sa patrie, c’est une partie de lui-même qui disparaît : « Et je n’hésite pas à reconnaître que du jour où j’ai dû vivre avec des papiers ou des passeports somme toute étrangers, je ne me suis plus jamais senti vraiment identique à moi-même. Une partie de l’identité naturelle qui me reliait à mon moi d’origine, à mon moi proprement dit, était détruite à jamais. Je suis devenu plus réservé que ne le voulait ma nature, et moi qui étais jadis cosmopolite, je ne cesse aujourd’hui d’avoir l’impression que je devrai dire merci pour chaque bouffée d’air que j’enlève à un peuple étranger en respirant le sien. Quand j’ai l’esprit clair, je mesure bien entendu l’absurdité de ces lubies, mais depuis quand la raison a-t-elle le moindre pouvoir sur le sentiment! À quoi m’a servi d’éduquer mon cœur depuis près d’un demi-siècle à battre comme celui d’un citoyen du monde? À rien, car du jour où mon passeport me fut retiré, je découvris à l’âge de cinquante-huit ans qu’avec sa patrie on perd beaucoup plus qu’un coin de terre délimité par des frontières. (p. 534) » C’est une leçon essentielle que nous sert Zweig dans ces lignes, à notre époque où l’afflux de populations de réfugiés qui suscitent à la fois élans de solidarité et craintes, où les voyages aux quatre coins du globe donnent l’illusion d’une ouverture à l’autre alors même qu’ils constituent trop souvent la simple perpétuation de réflexes colonialistes, où le passage des frontières internationales devient de plus en plus compliqué, avec les demandes de passeport et de visas qui s’accumulent, alors même qu’on n’a jamais autant voyagé dans l’histoire de l’humanité. Ces extrêmes qui caractérisent notre époque mènent à des propositions extrêmes, comme la fermeture des frontières ou la volonté de se déclarer citoyen du monde. C’est dans ce contexte que l’exemple de Zweig paraît éclairant en nous rappelant l’importance de la citoyenneté, qu’il s’agisse de préserver la sienne ou de l’accorder à l’autre qui en a besoin.

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Le monde d’hier, déjà le monde d’aujourd’hui

L’un des traits qui peuvent le plus frapper lors de la lecture du Monde d’hier, c’est combien le temps qu’a vécu Stefan Zweig est un jalon décisif dans le développement de notre monde. L’auteur naît en 1881 : il grandit à une époque où tout s’accélère. La science, les techniques apportent des changements majeurs dans la vie quotidienne, les conditions de vie s’améliorent, les transports et les communications font sentir pour la première fois dans l’histoire que le monde est clairement délimité, qu’on en connaît les dimensions et que bientôt il n’y aura plus de mention « Terra incognita » sur les cartes. Cette révolution des transports jouera un rôle majeur dans la vie de Zweig, grand voyageur qui cultive les amitiés internationales. Il rappelle d’ailleurs la magie qu’il y avait à l’époque de pouvoir téléphoner d’un continent à l’autre ou de parcourir le globe en prenant des trains et des bateaux à vapeur toujours plus rapides et plus fiables. En cela, Zweig est le digne fils de Phileas Fogg : loin de craindre le progrès, il le célèbre.

Toutefois, Zweig est bien conscient d’avoir vécu une époque charnière en constatant combien les innovations ont transformé radicalement les aspects même les plus intimes de l’existence, et pas toujours pour le mieux. Ainsi, la possibilité de voyager partout et celle de communiquer avec la planète entière constituent de grands progrès, mais cela rend la fuite impossible lorsque les catastrophes arrivent. Dans les générations précédentes, si la guerre éclatait dans un pays ou dans une province de l’Empire, on pouvait toujours déménager une contrée plus loin et se mettre à l’abri ; mais à l’heure des conflits mondiaux, quand le monde entier entre en guerre, où peut-on trouver refuge? Il en va de même pour les communications : peu importe où l’on fuit, les nouvelles circulent à la vitesse du télégraphe et des ondes radio, à l’autre bout du monde, l’actualité nationale qu’il a voulu laisser derrière lui parvient à l’exilé, il ne peut y échapper. Zweig rapporte d’ailleurs une anecdote semblable qui, malgré le temps écoulé et les changements technologiques, n’est pas sans rappeler des problèmes bien contemporains : « Au Texas, filant dans un wagon pullman entre Houston et une autre ville pétrolière, j’entendis subitement quelqu’un hurler et vociférer en allemand : un compagnon de voyage sans malice avait allumé la radio du train sur la fréquence de l’Allemagne, si bien que roulant dans la plaine du Texas je fus obligé d’entendre un discours incendiaire de Hitler. Il n’y avait pas moyen d’y échapper, de jour comme de nuit ; toujours il me fallait penser à l’Europe […]. (p. 519) »

L’époque de Zweig est aussi celle qui verra exploser les grandes villes en Occident, posant des questions de développement social, de santé publique et d’urbanisme bien de notre époque. Mais l’auteur préfère se concentrer sur les aspects positifs de ces changements : « Les villes embellissaient et leur population s’accroissait d’année en année, le Berlin de 1905 ne ressemblait plus à celui que j’avais connu en 1901, la Résidence était devenue une ville mondiale, bientôt dépassée par le Berlin grandiose de 1910. Vienne, Milan, Paris, Londres, Amsterdam — où qu’on revînt, on était surpris et comblé ; les rues s’élargissaient et gagnaient en faste, les bâtiments publics étaient plus imposants, les magasins plus luxueux et aménagés avec plus de goût. (p. 261) » Les grandes villes deviennent des métropoles internationales, se dotent de moyens de transport modernes, de lignes d’autobus et de métro, les trains amènent au cœur des capitales les voyageurs grâce à des gares gigantesques construites selon des méthodes nouvelles impossibles quelques décennies plus tôt. Ce qui caractérise ce progrès de la Belle Époque, c’est qu’il se démocratise : « […] des commodités telles que salle de bains et téléphone, qui étaient auparavant le privilège de cercles restreints, pénétraient dans les milieux petits-bourgeois, et depuis que la durée du travail avait été réduite, le prolétariat s’élevait pour avoir au moins une part des petits plaisirs et des commodités de la vie. (Idem.) »

Tout ce bonheur, cette stabilité, cette confiance en l’avenir qui caractérisent l’Europe de la Belle Époque, Zweig explique longuement comment ils prirent fin abruptement avec la Première Guerre mondiale. Ce conflit, par-delà toute l’horreur qu’il apporta, marqua les esprits à l’époque parce que les décennies de paix qui l’avaient précédé avaient effacé des mémoires ce qu’était la guerre. En plus, la révolution industrielle allait montrer que dorénavant, la guerre aussi en passerait par ses méthodes et ses techniques : jamais on n’avait tué à si grande échelle et les mutilations infligées par les nouvelles armes, en combinaison avec les progrès de la médecine qui réussissait à sauver plus d’hommes lors des combats, mais pour les rendre à une vie misérable d’estropiés, de culs-de-jatte, de gueules cassées, contribuèrent à imposer dans la vie quotidienne de toute la population l’image macabre de la guerre. S’ajoutait également le sentiment de trahison de la part des élites qui n’avaient pas su éviter le conflit et qui avaient motivé le patriotisme belliciste pour leurs propres fins. Une fois le conflit terminé, les peuples en pleine reconstruction des États semblent avoir perdu foi dans les autorités : « Pour autant qu’il avait les yeux ouverts, le monde sut qu’on l’avait trompé. Trompées les mères qui avaient sacrifié leurs enfants, trompés les soldats qui revenaient chez eux en mendiants, trompés tous ceux qui avaient souscrit à l’emprunt de guerre par patriotisme, trompé quiconque s’était fié aux promesses de l’État, trompés nous tous qui avions rêvé d’un monde nouveau, d’un ordre meilleur, et qui voyions à présent que le vieux jeu, dans lequel notre existence, notre bonheur, notre temps et nos biens servaient de mise, était recommencé par les mêmes ou par de nouveaux aventuriers. (p. 392) » Si la perte de confiance dans les élites et les États affecte toute la population, il est facilement compréhensible qu’elle touche encore plus vivement la jeunesse, qui se sent flouée par des aînés qui n’ont pas su éviter la catastrophe et qui leur laissent pour tout héritage un monde en ruine. « Comment s’étonner que toute une jeune génération jette un regard amer et méprisant sur ses pères, qui s’étaient fait d’abord voler la victoire et ensuite la paix? Qui avaient tout faux, qui n’avaient rien vu venir et s’étaient toujours trompés dans leurs calculs? N’était-il pas compréhensible que toute forme de respect disparût dans la jeune génération? Toute une jeunesse nouvelle ne croyait plus ni les parents, ni les hommes politiques, ni les maîtres ; tout décret, toute proclamation de l’État étaient lus d’un œil critique. (p. 392-393) » Zweig insiste sur le fait que l’effondrement des États s’accompagne d’un effondrement des valeurs. Ainsi, il passe de longues pages à expliquer dans le détail comment, d’abord en Autriche, puis en Allemagne, la dévaluation extrême que subirent les monnaies nationales après la défaite de 1918 conduisit à une perte des valeurs morales : dans les situations extrêmes, où une miche de pain peut valoir une automobile ou une douzaine d’œufs le prix d’une maison, il n’y a plus d’éthique qui tienne et l’un chargera des prix indécents à l’autre, qui en sera réduit à voler ou à pire encore pour assurer sa survie. Il relève aussi le même phénomène quand il s’agit des mœurs. La volonté de briser avec une tradition décevante fit éclater la morale : « Au lieu de partir comme avant avec leurs parents, on voyait des enfants de onze, douze ans organisés en groupes de Wandervögel [littéralement oiseaux migrateurs, mouvements de jeunesse fondé à Berlin en 1895], ayant reçu une éducation sexuelle exhaustive, sillonner le pays et même aller jusqu’en Italie ou à la mer du Nord. […] Les filles se faisaient couper les cheveux, et si court qu’avec leur coiffure “à la garçonne” on ne parvenait plus à les distinguer des vrais garçons, les jeunes gens, de leur côté, se faisaient raser la barbe pour paraître plus féminins, l’homosexualité et le lesbianisme devinrent la grande mode, non par penchant intime mais pour protester contre les formes traditionnelles, légales, normales de l’amour. (p. 393) »

Zweig souligne ainsi bien des débordements et des remises en question de l’ordre établi causés par l’effondrement des modèles traditionnels. Ici encore, si l’on peut dresser des parallèles avec l’époque actuelle, il faut noter que Zweig constate la fin d’un monde sans juger seulement de manière négative : s’il regrette la stabilité du monde d’hier, il n’en a pas contre certains aspects du monde nouveau, comme la libération des mœurs qu’il appelait déjà de ses vœux dans sa jeunesse. À lire attentivement Le monde d’hier, on se rend bien compte qu’il ne s’agit pas de l’œuvre d’un conservateur nostalgique, mais plutôt d’un homme moderne qui regrette que les bienfaits de la nouveauté ne puissent cohabiter avec le meilleur du passé.

Marc LeBlanc,
Département de lettres

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1- Les références données dans ces articles sont tirées de l’édition suivante : Stefan ZWEIG, Le monde d’hier, traduction de Dominique Tassel, Paris, Éditions Gallimard, 2013, 592 p.