Le français, langue du pauvre

J-Félix Chénier
Professeur de science politique

La matinée de réflexion du vendredi 25 août dernier organisée par la Direction des études a fourni l’occasion à notre directeur, M. Gibeau, à la suite d’une présentation démontrant un exode significatif des étudiants francophones vers les cégeps anglophones, de proposer que le Collège de Maisonneuve, pour pallier cet exode et pour recruter de nouveaux effectifs étudiants, puisse offrir dorénavant certains programmes (sciences nature par exemple, ou certaines techniques) en anglais. Sans doute pour ménager les susceptibilités, M. Gibeau a tenu à nous préciser que la formation générale pourrait être dispensée de ce virage vers l’anglophilie.

Ce réflexe d’offrir plus de cours, voire des programmes en anglais dans une institution francophone n’est pas nouveau. Les HEC de Montréal furent peut-être initiateurs d’une tendance en ce domaine… Je trouve M. Gibeau courageux de lancer ce débat. Je le trouve par ailleurs chanceux d’avoir bénéficié d’un accueil aussi poli de la part de l’auditoire, car en privilégiant cette option, on se refuse de penser. Le choix facile, quoi.

Car arrêtons-nous au-delà du réflexe clientéliste qui est d’offrir plus de cours en anglais pour «répondre à la demande» et recruter de nouveaux effectifs étudiants. Qu’est-ce que cela signifie? Aux portes ouvertes, nous serions pris pour dire : «Hé oui, nous offrons Sciences nature en anglais, mais les autres programmes sont seulement en français…»  Non seulement les sciences humaines sont déjà les sciences pauvres, mais en plus, on les enseignera dans la langue du pauvre. Le glissement vers une dévalorisation du français est inévitable. Les programmes enrichis se feront en anglais, même dans les cégeps francophones!

Dans L’amour du pauvre, Jean Larose cherchait à secouer le misérabilisme et l’aplat-ventrisme des Québécois. Comme si ceux-ci, pour être grands, universels, devaient s’angliciser. Comme l’écrivain cowboy Ernest Dufault, changé en Will James pour devenir quelqu’un…

Tout cela me fait penser à Philippe Couillard qui disait lors de la campagne électorale de 2014 que l’ouvrier sur la chaîne de montage devait savoir parler anglais, au cas où un fournisseur passait sur son lieu de travail. Tout cela participe de cette politique continue menée ces dernières années qui ont vu naître ces écoles passerelles où l’on pouvait littéralement s’acheter un droit à l’école anglaise si on en avait les moyens, en passant par des écoles privées anglophones non-subventionnées… Faire du français la langue du pauvre. Ce n’est pas un projet très moderne. Cela fait plutôt années 1950… Make Quebec poor again!

Mais au-delà de cette position de repli et de mépris de soi drapée dans un discours moderniste d’ouverture, je dirais que ce qui me désolerait si on prenait cette voie, c’est qu’elle nous empêche de miser sur notre originalité propre et sur l’universalité du français. Plusieurs recherches évoquées régulièrement par le chroniqueur Jean-Benoît Nadeau du journal Le Devoir ont souligné dernièrement combien le français est encore, malgré la domination réelle de l’anglais, une langue internationale répandue, qui a un pouvoir d’attraction significatif. Nous pourrions miser sur le français, sans renier l’anglais. Nous pourrions par exemple développer des partenariats avec plusieurs institutions, francophones, anglophones, hispanophones, allemandes, en offrant notre expertise : des cours d’études supérieures essentiellement en français, en continuité avec leurs programmes. Cégep international est au sommet des demandes de plusieurs Colleges aux États-Unis qui seraient intéressés à développer des partenariats avec des cégeps francophones. Pourquoi n’en profiterions-nous pas pour offrir des sessions dans des Colleges aux USA?

L’idée évoquée lors de la journée de réflexion d’offrir une épreuve uniforme en anglais, accompagnée de cours préparatoires, est plus porteuse que celle d’offrir des programmes entiers en anglais, puisqu’elle préserve le caractère français du Collège.

Le français ne devrait pas être considéré comme la langue du pauvre. Plus nous valoriserons l’acquisition de toutes les langues, plus nous contribuerons à préserver le français. L’apprentissage de l’anglais est incontournable, c’est vrai. Mais il est accessible. Notre originalité et notre expertise résident dans une institution d’enseignement supérieur francophone, dans laquelle nous enseignons également l’anglais, l’espagnol et l’allemand.

Enfin, le sondage spontané mené ce matin-là qui demandait «qui serait capable d’enseigner en anglais» supposait une conception pour le moins utilitaire de la langue. La langue est plus qu’un simple instrument de communication. Elle donne sa forme à la pensée. Chaque langue construit sa représentation de la réalité et de l’imaginaire. Chacune possède son génie propre. Chaque langue, par les ramifications culturelles qu’elle favorise, tisse un monde distinct, formule un univers propre qui compose la diversité culturelle de notre humanité. Je suppose que ceux qui ont levé la main ce matin-là surestiment leur maîtrise réelle de l’anglais. Il ne s’agit pas de parler anglais, mais d’enseigner en anglais, avec toutes les nuances que cela exige.

Alors, que veut-on? En plus d’enseigner dans la langue du pauvre pour la majeure partie de nos programmes, nous enseignerions maintenant les programmes prisés dans un anglais appauvri?

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