Nous devenons de plus en plus riches d’épisodes d’expérience, mais de plus en plus pauvres en expériences vécues.

Walter Benjamin

Le temps de l’enseignement: pour une stratégie de la décélération…

Anne-Marie Le Saux
Département des sciences sociales (sociologie)

D’innombrables façons de penser, de comprendre et de représenter le temps ont traversé les différentes sociétés au cours de l’histoire, rythmant ainsi leur organisation sociale. Selon le sociologue et philosophe Hartmut Rosa, les sociétés modernes (contemporaines) seraient traversées par un imaginaire et des normes d’accélération[1]. En regard du développement tous azimuts des différentes technologies de production et de communication des dernières décennies, les moyens permettant de gagner du temps se sont considérablement améliorés. Pourtant, jamais l’impression de manquer de temps n’a été si présente.

Au sein des sociétés modernes, les contemporains que nous sommes semblent irrémédiablement souffrir du manque de temps et ont le sentiment de devoir travailler et vivre toujours plus vite, non pas seulement pour atteindre un objectif mais aussi pour conserver leur place sur l’échiquier social. À travers de luxuriantes propositions théoriques, Hartmut Rosa analyse les causes et les effets des processus d’accélération propres à la modernité, tout en élaborant une théorie critique de la temporalité dans la modernité tardive. Ce dernier propose également une remise en question du capitalisme avancé qui, de par ses particularités, ordonne et segmente le temps d’une façon  optimale.

Ces différents processus communicationnels, informationnels et culturels favorisant la vitesse provoqueraient, selon ce dernier, de l’aliénation au sens où l’École de Francfort l’entendait. L’accélération technologique et l’accélération du rythme de vie (fast-foods, speed dating, haut débit de l’Internet, habitudes « nouvelles» d’optimisation du temps) témoignant d’un environnement physique et matériel qui se modifie sans cesse ferait donc en sorte que les lieux que nous occupons et les objets que nous utilisons nous deviennent de plus en plus étrangers, inaptes à témoigner de notre identité. Submergés par des injonctions normatives de toutes sortes nous sommant de réaliser de plus en plus de choses toujours en moins de temps, nous repoussons sans cesse le moment où nous pourrons accomplir ce qui nous semble véritablement utile et important, au profit d’activités qui ne nous procurent qu’une satisfaction faible et fugace. En d’autres termes, nous vivons à un rythme effréné et accumulons les expériences, mais rares sont celles qui pourraient nous permettre de construire une narration significative à partir de nos expériences individuelles.

Le temps de la classe ou pour une pratique buissonnière du quotidien  …  

Devant ce temps de l’accélération, la classe s’offre comme un espace particulier pouvant échapper en partie aux injonctions modulatoires de la vitesse. Bien que la classe se voit aussi traversée par les différents impératifs de la vitesse -nous le vivons très concrètement par le plan de cours, par exemple, qui ordonne un certain rapport au temps rendant parfois difficile de répondre aux questions qui débordent de la matière prévue-, il nous reste une certaine liberté professorale. Malgré le sentiment de culpabilité qui nous envahit lorsque nous avons un tantinet erré à travers quelques envolées discursives ou lorsque des étudiant.es nous questionnent sur la matière non vue qu’il reste à aborder avant l’examen, aménager notre temps par l’exercice d’une liberté certaine durant presque trois heures demeure une avenue possible.

Pendant la séance d’un cours, le/la professeur.e « module » ainsi une temporalité selon certains critères qui sont les siens. Or, des éléments externes à la classe exercent des pressions de plus en plus grandes sur la temporalité de la rencontre entre le/la professeur.e et ses étudiant.es. Ces éléments sont inscrits dans le plan de cours qui devient un “contrat” garantissant à l’étudiant.e et au cégep que la matière, les évaluations, les rencontres et les travaux seront réalisés selon une temporalité planifiée à l’avance. Ainsi, selon cette planification, des étudiant.es qui, par exemple, posent “trop” de questions, font des liens avec d’autres réalités, s’interrogent sur l’origine ou l’aboutissement des notions enseignées, deviennent des obstacles au respect du contrat. Le/la professeur.e qui répond à ces demandes des étudiants déroge à l’agenda du plan de cours et devient en quelque sorte délinquant.e. Il nous semble toutefois peu inspirant de souscrire complètement aux normes temporelles dominantes, c’est pourquoi donner « un ailleurs pour penser le monde » le temps de la classe nous semble une stratégie à la fois de résistance et de décélération prometteuse.

Un ailleurs pour penser le monde …

Selon le sociologue Fernand Dumont, l’école est une préparation au monde des adultes. Non pas une pratique à la vie sociale ambiante ou une reconduction de ses jouissances immédiates, mais bien une « société de surplomb », un « ailleurs pour penser le monde »[2]. Instituée afin de transmettre un savoir historique et théorique préalable à la participation concrète et en commun au monde, l’école est un lieu de distance et de mémoire, où l’on étudie comme on ne fait rien de semblable. De même, par l’éducation moderne, rappelait le sociologue Michel Freitag, « c’est la société qui cherchait à se civiliser à travers ses membres »[3]. Une telle vision de l’institution scolaire n’implique-t-elle pas à la fois que nous considérions le cégep, institution d’enseignement des cycles supérieurs, comme un lieu créé délibérément par la société afin de laisser circuler les idées, de permettre à certaines de s’actualiser et de rompre ainsi avec les impératifs de vitesse qui traversent les sociétés contemporaines ?

Dans un contexte d’assujettissement des institutions scolaires aux forces du marché, il nous apparaît pertinent de réfléchir sur ce que nous, professeur.es soucieux de « la suite du monde », souhaitons léguer à la jeunesse qui se tient devant nous. Si nous souhaitons permettre à nos étudiant.es de trouver leur place dans le monde, il devient alors fondamental d’éveiller le goût de la rencontre de soi, de l’autre, du passé et de l’avenir pour mieux saisir le présent. En décélérant un peu, du moins pour le temps de la classe, à travers toutes sortes de pratiques buissonnières[4], c’est aussi « un autre » rapport au temps que nous pouvons construire à travers une pratique d’enseignement se situant, non pas hors du temps contemporain, mais en marge de celui-ci, dans les interstices temporelles d’un temps retrouvé…

[1] Hartmut, R. (2012). Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive. Paris. France : Éditions de La Découverte.

[2] La suite du présent article intègre quelques uns des propos d’un papier s’intitulant À l’école du clientélisme (2009) co-rédigé avec Any Guay, Philippe de Grosbois et Benoit Guilmain, tous  professeurs de sociologie au niveau collégial.

[3] Collectif étudiant UQAM, (2000). L’essor de nos vies. Parti pris pour la société et la justice. Montréal, Québec : Lanctôt éditeur.

[4] Nous faisons ici écho aux stratégies quotidiennes de résistance pouvant détourner certaines manières habituelles, normatives d’arpenter l’espace social (et surtout la ville). Dans son ouvrage L’invention du quotidien. arts de faire, le philosophe Michel de Certeau propose notamment une expérience anthropologique de l’espace social, du quotidien, une manière non-géométrique (non calculée) de sillonner les villes en empruntant par exemple un itinéraire inédit, en déplaçant une pierre sur le chemin de sa promenade journalière ou bien encore en forçant une rencontre avec un inconnu. Ces petits détournements du quotidien peuvent incontestablement  inspirer une pratique buissonnière de l’école …

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